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Franc-maçonnerie, par Philippe A. Autexier

Frère Wolfgang

Ce que Mozart a cherché dans les loges ? Les relations, la confiance en l'humanité et une source d'inspiration

Le 14 décembre 1784, vers 7 heures du soir, Mozart boite. Un membre de la loge maçonnique de la Bienfaisance, à Vienne, lui a tout juste mis le soulier gauche en pantoufle ; il lui a aussi découvert la jambe et le genou droits;il lui a dénudé l'épaule gauche ; il lui a retiré bijoux, argent et autres métaux ; il lui a enfin bandé les yeux. Maintenant, il le tient par les deux mains pour le guider vers la porte du temple. Mozart boite. Rythme régulier : longue, brève, longue, brève... Rythme initiatique, celui des grandes scènes de la « Flûte », avec les trois enfants ou Sarastro. Rythme aussi de l'andante d'un quatuor (K. 464) que Mozart va écrire aussitôt après sa réception dans la loge de la Bienfaisance. Car il s'agit d'une expérience inhabituelle et marquante, et Mozart a le sens du symbole. L'univers maçonnique ne peut que lui convenir, qui est fait d'abord de symboles, dont il sait la force communicative mais aussi l'ambiguïté. En sept années de fréquentation des loges, il vivra le symbole et le fera vivre dans sa musique, reproduisant non seulement la démarche initiatique mais aussi les batteries des trois grades, ou le G (la note sol en allemand) de l'Etoile flamboyante du temple maçonnique, qui brille aussi à la fin du même quatuor comme la note la plus haute atteinte par le premier violon.
Depuis le début des années 1780, la franc-maçonnerie a le vent en poupe dans l'empire libéral de Joseph II. En 1785, ils sont près de cinq fois plus qu'en 1780, tous issus de l'aristocratie, de l'administration, du commerce ou du monde des arts. Peu de membres du clergé, point de petites gens.
Dans le même temps, les sociétés secrètes fourmillent dans la capitale des Habsbourg. Mais la franc-maçonnerie, elle, n'en est pas une. Tout le monde sait qu'elle existe. Les activités des loges viennoises sont connues ; il arrive même qu’elles soient annoncées ou commentées dans les journaux ! Joseph II regarde d'un mauvais oeil cette tendance mystique se développer dans ses Etats. Conseillé par quelques francs-maçons rationalistes, il ordonne la réorganisation des loges de son empire. La Grande Loge nationale d'Autriche, créée en avril 1784, exclut les systèmes mystiques des hauts grades. Mais la tendance reste vive; d'autres ont pour raison d'être l'action caritative et la convivialité ; d'autres enfin diffusent la pensée rationaliste. En 1784, Mozart choisit : ce sera la loge de la Bienfaisance. Action caritative et rationaliste, dans la lignée de Lessing et de Wieland, soutien à la politique de réformes de Joseph II.
Joseph II s'irrite de voir le mysticisme continuer à dominer certaines loges. A la fin de 1785, il en provoque la réorganisation, l'occasion pour beaucoup de cesser toute activité maçonnique. Mozart, lui, demeure. Il passe dans la loge de l'Espérance couronnée, et ne la quittera plus jusqu'à sa mort.
La musique est un agrément important de la vie maçonnique du XVIIIe siècle. On chante en loge, on chante pendant les banquets, on organise aussi de véritables concerts. Les loges ont besoin de musiciens et, pour les attirer à elles, les initient gratuitement et les dispensent de cotisation. En échange, ils jouent dans toutes les occasions où la musique est requise, et Mozart compose même des pièces pour ces circonstances. Là se cache la raison principale de son attachement à la vie maçonnique ; car les chants des loges, selon la règle de l'époque, s'achèvent toujours sur la reprise par toute l'assemblée de la dernière phrase du soliste. Il ne construit pas autrement l'air de Sarastro avec choeur « Isis und Osiris » de la « Flûte », ou la fin de sa cantate maçonnique. En nul autre endroit de Vienne Mozart ne peut connaître la joie d'entendre toute une salle reprendre en choeur son chant fraternel à l'humanité. Qu'importent les petits symboles maçonniques, les rythmes pointés, les anapestes (deux brèves-une longue), les tierces, le nombre de bémols à la clef ; l'essentiel est ailleurs : dans la communion musicale.
Une seule ombre à ce tableau - la moitié de l'humanité en est exclue, précisément celle dont « les Noces de Figaro » revendiquaient les droits -, les femmes. Le débat est vif entre francs-maçons viennois. L'attitude misogyne des prêtres, dans la « Flûte », reflète l'opinion qui prévaut ; mais l'avis de Mozart est différent : il veut battre en brèche la « tradition » maçonnique en lui opposant une tradition égyptienne, plus ancienne : Héliodore d'Emèse n'a-t-il pas représenté une initiation double, masculine et féminine, dans ses « Ethiopiques » ? Tamino et Pamina suivront cet exemple.
Mozart, donc, n'est plus tout à fait satisfait de la franc-maçonnerie, qu'il connaît au moment où, précisément, éclate la Révolution française. Il ne veut pas se contenter de penser ; il veut agir, instaurer l'ère nouvelle de la franc-maçonnerie mixte. Il commence même à en rédiger les statuts ; mais la mort l'empêche de poursuivre.

Philippe A. Autexier : Musicographe, disparu il y a six ans, auteur d'un « Mozart » remarquable (Champion). Cet article avait déjà paru en 1990 dans les colonnes du Nouvel Obs.